Presse

Famille je vous ai sur le cœur

 

La chronique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini
l’Humanité Quotidien (2 Janvier, 2012)

 

Aller voir en famille, pour les fêtes de Noël, Automne et hiver de l’auteur suédois Lars Noren, pièce mise en scène par Agnès Renaud (Compagnie de l’Arcade, sise à Soissons), relèverait à première vue du masochisme tribal, dans la mesure où c’est justement de la famille en tant que «?nœud de vipères?», comme disait François Mauriac, qu’il est terriblement question dans ce règlement de comptes à répétition qui a lieu dans la salle à manger de père et mère qu’on n’honore pas, lesquels, ainsi mis à l’épreuve, renvoient la balle comme ils peuvent. C’est affaire d’énergie dans les griefs. Ann (Sophie Torresi), la fille cadette, a le plus de jus. Trente-huit ans, mère célibataire d’un garçon dont le géniteur est en fuite, serveuse dans un bar pour homosexuels, elle lance la première salve de reproches contre la mère, Margareta (Cristine Combe), la soixantaine, ancienne bibliothécaire, «?aussi jolie et sourde, est-il spécifié, que Katharine Hepburn?». L’aînée, Ewa (Virginie Deville), quarante-trois ans, mariée sans enfant et qui en souffre, secrétaire, insomniaque, espère toujours arrondir les angles. Henrik, le père, la soixantaine, otorhinolaryngologiste, pas bavard, picole sec, abuse des After Eight et pleure toujours sa mère morte…
C’est là l’effectif de cette espèce de drame à stations sur la guerre totale au foyer en une période historique donnée, celle de l’écroulement des certitudes morales et affectives, tant dans la sphère économique que dans la bulle intime. Noren, héritier de Strindberg à l’ère postmoderne, connaît sur le bout des doigts, sous toutes ses formes, la musique de la déréliction jusque dans l’antichambre de la folie. La représentation vaut d’emblée par l’allant indispensable des interprètes, chacun dans un registre plus ou moins tendu suivant sa génération. Sophie Torresi, c’est dans le dynamisme déchaîné suivi d’abattement. Cristine Combe impressionne par une violence froide, l’entêtement de la femme au fond mal mariée qui a dû sauver les apparences et lutter sa vie durant contre le fantôme d’une belle-mère chérie par un fils inconsolable, à qui Patrick Larzille prête une sorte de distraction infiniment parlante, tandis que Virginie Deville construit finement, à petits pas, le portrait en pied de la fille éternellement passée au second plan. Au moment de tirer les rois en famille, le spectacle a pour le public une valeur propédeutique.

Familiaux et familiers abîmes

 

 critique de Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups (21 janvier 2010
)
 
Les âpres saisons mordent au cœur et au corps. Tel ce féroce « Automne et hiver » affûté comme une lame, qui vous découpe les entrailles tout en finesse. Signant ici une mise en scène épurée et limpide, d’une acuité redoutable, Agnès Renaud fait intensément vibrer le vénéneux huis clos familial du suédois Lars Norén. Portée par un quatuor de comédiens implacables de vérité, cette pièce dense et exigeante vous lessive et vous essore. Vertigineux…
D’abord, ce rythme en dents de scie, oscillant entre crise paroxystique et apaisement, qui vous hache menu. Et, jouant sur cette partition tendue à l’extrême, un incroyable quatuor. Merveilleuse Cristine Combe (Margareta), campant à la perfection la mère dominante mais aimante, murée dans sa normalité bourgeoise, accrochée à la bouée de ses rassurantes petites vérités ! Écorchée Sophie Torresi (Ann), intense et fantasque fée venimeuse, qui porte sa souffrance en étendard ! Et, face à ces deux-là qui s’affrontent dans d’impuissants pugilats verbaux, deux remarquables taiseux. Flamboyante mais blessée dans sa robe couleur sang, Virginie Deville (Eva) préfère cracher son désespoir en anglais et nous bouleverse quand elle hurle sans cri, la bouche béante sur le vide. Tandis que le tendre, mélancolique et déchirant Patrick Larzille (Henrich, le père), tout en petites lâchetés et grands compromis pour pouvoir vivre avec ses femmes qu’il aime, se retranche, dépassé, dans une amertume alcoolisée.
Grâce à un jeu très maîtrisé, entre détachement et incarnation, tous impriment à leur personnage une profonde humanité.  
Quand, bouclant la boucle, les personnages, revenus à leur normalité solitaire, se plantent côte à côte devant nous, on reste cloué, la gorge nouée. Face à nos propres gouffres, nos propres démons, nos propres vérités, notre propre mort et notre trop plein d’amour. « Seul, on n’est jamais vraiment entier », murmure le père. Famille je vous hais. Famille, je vous aime.